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Pourquoi une fondation écolo allemande a-t-elle reçu 192 millions d’euros de l’entreprise de gaz russe Gazprom?

Créée par le gouvernement régional de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale, une fondation pour la protection du climat participait, sous couvert d’objectifs environnementaux, à l’achèvement du gazoduc Nord Stream 2.
par Jacques Pezet
publié le 25 août 2022 à 17h59

Dans son édition du 24 août, le Canard enchaîné consacre un court article à l’entreprise de gaz russe Gazprom qui a versé «192 millions d’euros à une organisation écologiste allemande, la Fondation pour la protection du climat et de l’environnement». Les informations proviennent du travail effectué par le journal dominical Welt am Sonntag, cité par le site du quotidien d’information l’Opinion le 19 août. L’hebdomadaire satirique souligne que «ce n’est pas la première fois que Gazprom offre des millions aux organisations écologistes allemandes opposées au nucléaire», citant ainsi un versement de 10 millions d’euros pour la Naturschutzstiftung Deutsche Ostsee, révélée en 2011 toujours par le Welt am Sonntag.

Depuis la publication de cet article, une capture d’écran est relayée sur les réseaux sociaux pour dénoncer les accointances entre les écologistes, parfois même «l’écologie politique», et le groupe gazier russe, réputé proche de Vladimir Poutine.

Le feuilleton autour du scandale des financements de Gazprom pour cette fondation est documenté depuis plusieurs mois par la presse allemande. L’organisme se nomme la Stiftung Klima- und Umweltschutz MV (Klimastiftung MV), en français «Fondation pour la protection du climat et de l’environnement de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale» – le nom d’un Land du nord-est de l’Allemagne. Il ne s’agit pas d’une initiative citoyenne ou associative écologiste, mais d’une création du Land gouverné par les socio-démocrates du SPD. Le parti écologiste Bündnis 90-die Grünen n’a rien à voir avec la fondation.

Echapper aux sanctions américaines

Dès sa création, le 7 janvier 2021, la Klimastiftung MV a suscité l’intérêt des journalistes allemands. Tout d’abord, le Land gouverné par le SPD met 200 000 euros au capital de la fondation, tandis que la société Nord Stream 2 AG, qui appartient au groupe russe Gazprom, investit 20 millions d’euros pour commencer (40 autres millions doivent suivre). Et surtout, en plus de ces objectifs de sauvegarde de la biodiversité, de protection de l’eau potable ou de sensibilisation aux enjeux climatiques (il n’est nullement fait mention d’une opposition à l’énergie nucléaire), les statuts de l’organisme prévoient que «la fondation peut, afin de réaliser son objectif, en particulier pour la gestion et l’augmentation de son patrimoine, créer et gérer une entreprise», dont l’activité économique «participera en priorité à l’achèvement de Nord Stream 2». Les gazoducs russes pénètrent l’Allemagne via le Land de Mecklembourg-Poméranie-Occidentale.

Le stratagème consistant à monter une fondation pour échapper aux sanctions américaines alors en cours contre le projet de gazoduc est dévoilé dès la création de l’organisme par la presse allemande. La Tageszeitung note ainsi le 7 janvier 2021 que «la fondation, introduite en urgence au Parlement régional, pourrait éventuellement permettre de contourner les sanctions. Selon la loi américaine, les organisations étatiques sont exemptées, la fondation ne serait donc peut-être pas visée et pourrait par exemple acheter les matériaux nécessaires à la place des entreprises».

Le lancement de la fondation est voté à l’échelle régionale par les socio-démocrates du SPD, les conservateurs de la CDU et le parti de gauche radicale Die Linke. Le parti d’extrême droite AfD s’abstient bien qu’il loue le soutien au gazoduc mais rejette les autres objectifs écologistes de la fondation. Côté écologie politique, la Tageszeitung souligne que «seuls les Verts pourraient émettre des critiques plus fondamentales, mais ils ne siègent pas au parlement régional à Schwerin» et rapportent les propos du député Jürgen Trittin, qui qualifie la création de la fondation de «tentative bizarre de contrer l’échec du gouvernement fédéral» et que «Nord Stream 2 est superflu et contrecarre les objectifs climatiques européens». Le gouvernement fédéral, alors gouverné par Angela Merkel et sa coalition des conservateurs et des sociaux-démocrates, se tient à l’écart de la controverse.

«Association végétarienne qui gère des abattoirs»

Dès sa naissance, le projet a mauvaise presse. Dans un billet, l’hebdomadaire Der Spiegel compare cette «fondation pour le climat qui promeut des projets de gaz naturel» à «une association végétarienne qui gère accessoirement des abattoirs». Le quotidien berlinois Tagesspiegel la qualifie rapidement de «fausse organisation». La Cour des comptes régionale fait remarquer que le Land avait déjà créé, en 1994, une «fondation pour la protection de l’environnement et de la nature» dont les objectifs sont concurrents. Et l’ONG de protection de l’environnement Deutsche Umwelthilfe dépose une plainte (sans succès) en mai 2021 contre la fondation, estimant que la protection du climat et de l’environnement n’est ici qu’un prétexte pour financer le projet de Nord Stream 2.

Mais c’est avec le commencement de la guerre en Ukraine, provoquée par la Russie, que la situation se dégrade pour la fondation. Le 22 février 2022, au moment où Vladimir Poutine reconnaît les républiques séparatistes du Donbass et y envoie son armée, le gouvernement fédéral allemand annonce en représailles la suspension du gazoduc Nord Stream 2 et demande à la Klimastiftung MV de cesser ses activités. Le 28 février, Manuela Schwesig, ministre-présidente SPD du Land, sous le feu des critiques en raison de sa politique jugée trop complaisante avec la Russie, annonce qu’elle souhaite dissoudre la fondation. Au mois d’avril, alors qu’elle niait l’implication des représentants de la société Nord Stream 2 AG lors de la création de la fondation, son ministre de l’intérieur (anciennement ministre de l’Energie du Land) reconnaît l’influence de Gazprom dans des discussions avant la création de la fondation.

Une commission d’enquête après l’été

En juin 2022, toujours en plein contexte de guerre en Ukraine, la fondation reconnaît avoir acheté en 2021 pour 165 millions d’euros de biens d’équipements et de services pour la pose du gazoduc russe à travers la mer Baltique. Le 14 août, le Welt am Sonntag révèle que l’entreprise prévue par les statuts de la Klimastiftung MV a reçu un total de 192 millions d’euros de la part de la filiale de Gazprom, Nord Stream 2 AG. Cette somme a été transférée de février à novembre 2021. C’est cet argent qui a financé les constructions du gazoduc, en employant notamment des entreprises du nord de l’Allemagne.

Le Parlement du Land a déclenché une commission d’enquête qui entendra les premiers témoins après la pause estivale, afin de faire la lumière sur les agissements des différents acteurs, notamment le rôle de Manuela Schwesig. Concernant la fondation, la démission de l’ensemble du conseil d’administration doit avoir lieu fin septembre.

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