Cet article est une traduction de How did life begin ? One key ingredient is coming into view, paru sur Nature.com le 28 février 2023.

Biologie moléculaire

L’ARN par qui tout a commencé

Dans l’hypothèse d’un monde prébiotique dominé par les ARN, comment les premières protéines ont-elles été fabriquées ? Grâce à des… ARN bien sûr !

ribosome

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Au commencement, il y a des milliards d’années, avant l’apparition de n’importe quel organisme vivant, animal, bactérie, végétal… prévalait un « monde à ARN ». Ces molécules cousines de l’ADN virevoltaient probablement avec des acides aminés et d’autres biomolécules rudimentaires, fusionnant ou au contraire s’éloignant, dans une « soupe primordiale », le creuset d’une vie sur une planète qui en était encore dépourvue.

Soudain, un changement fondamental dans ce monde prébiotique eut lieu : l’apparition d’une « machine » rudimentaire, une poche faite d’ARN, capable de rapprocher des acides aminés et de les associer, fabriquant ainsi la plus simple des protéines, des molécules justement constituées de l’enchaînement d’acides aminés, parfois plusieurs milliers. Cette simple poche allait progressivement évoluer pour devenir le ribosome présent dans toutes les cellules, un complexe d’ARN et de protéines qui fabrique les protéines à partir d’une information génétique. Ada Yonath, de l’institut des sciences Weizmann, à Rehovot, en Israël, et son équipe ont conceptualisé cette idée de « protoribosome » il y a près de vingt ans, après avoir participé à l’élucidation de la structure du ribosome moderne, une prouesse récompensée par le prix Nobel de chimie 2009.

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Cette hypothèse de protoribosome n’attendait qu’à être confortée par des expérimentations. C’est chose faite ! En 2022, le groupe d’Ada Yonath est parvenu à créer une machine à ARN primitive capable de relier deux acides aminés. La même année, l’équipe de Koji Tamura, de l’université de Tokyo, a obtenu un résultat similaire. « L’idée du protoribosome en sort renforcée », concède Paul Schimmel, de l’institut Scripps, à La Jolla, en Californie. Plus largement, ces réussites ont suscité une vague d’enthousiasme.

Bien que des réserves subsistent, ces travaux semblent bien récapituler une étape importante sur la route qui mène des molécules organiques primordiales au ribosome utilisé par le dernier ancêtre commun à tous les êtres vivants. Et certains voient déjà dans le protoribosome un outil idéal pour créer de nouveaux types de molécules biologiques.

Les ARN dans l’arène

Les scientifiques tentent de comprendre l’origine chimique des biomolécules depuis des décennies. Il y a soixante-dix ans, Stanley Miller, à l’université de Chicago, a fait jaillir des étincelles dans un mélange gazeux pour créer des composés organiques. Des chercheurs comme Carl Woese (le découvreur des archées, le troisième groupe du vivant, avec les bactéries et les eucaryotes) et Francis Crick (le père de la double hélice d’ADN) ont suggéré que le ribosome ait pu au départ être composé uniquement d’ARN, une idée étayée au début des années 1980 par la découverte des ribozymes, des ARN capables de catalyser des réactions, un rôle que l’on croyait uniquement dévolu aux protéines. De là est née l’hypothèse du « monde à ARN ». Cette idée est débattue et de nombreux scientifiques soupçonnent qu’une grande diversité de biomolécules, y compris des protéines rudimentaires, des lipides et des métabolites, ait pu coexister dès le départ. Il n’empêche, selon Ada Yonath, les ARN étaient très nombreux sur la Terre primitive : « La plupart, petits et inutiles, ont disparu, tandis que le protoribosome a perduré. »

synthèse protéines

Au début des années 2000, elle a avec ses collègues publié les structures à haute résolution des deux sous-unités qui constituent le ribosome, en l’occurrence celui de bactéries extrêmophiles. À mesure que les structures ribosomiques d’autres organismes étaient élucidées, Ilana Agmon, du groupe de Rehovot, a remarqué qu’au cœur de la grande sous-unité se trouve un segment semi-symétrique, une structure en forme de poche faite d’ARN et nommée « centre peptidyltransférase » (CPT). Lors de la traduction de l’ARN messager (ARNm) en protéine, lorsque deux acides aminés, transportés par des ARN transfert (ARNt) sont rapprochés dans le CPT, les conditions sont réunies pour qu’ils s’assemblent en un dipeptide, une mini-protéine à deux acides aminés. Et, bien que la séquence nucléotidique spécifique de ce CPT varie d’une espèce à l’autre, la forme est toujours la même, indiquant qu’elle est cruciale pour le fonctionnement du ribosome.

À partir de 2006, « nous avons supposé qu’il s’agissait du protoribosome à partir duquel le ribosome a évolué », se souvient Anat Bashan, elle aussi au Weizmann. Mais la région considérée est composée de 178 nucléotides, ce qui en fait une structure particulièrement grande pour l’imaginer surgir, entièrement formée, sur la Terre primordiale. Se fondant en partie sur la symétrie observée, Ilana Agmon a proposé un modèle nécessitant deux ARN similaires, en forme de L, de 60 et 61 nucléotides. 121, c’est une taille plus raisonnable ! De fait, Elisa Biondi, de la FfAME, à Alachua, en Floride, et ses collègues ont réussi à synthétiser des ARN de 100 à 300 nucléotides sur des verres naturels, d’origine volcanique ou nés d’impacts de météorites.

Mais tout le monde n’est pas convaincu. Ainsi, Joseph Moran, de l’université de Strasbourg, doute que le protoribosome soit apparu d’un coup, tel quel, et pense qu’il dérive d’éléments beaucoup plus simples. Lesquels ? Selon Robert Root-Bernstein, de l’université d’État du Michigan, à East Lansing, ces éléments plus simples ont pu être les ARNt. De fait, le noyau du CPT ressemble beaucoup à quatre ARNt réunis. Qui plus est, rappelle le biochimiste, les ARNt ne sont pas de simples transporteurs, ce sont des molécules polyvalentes douées pour toutes sortes de tâches, comme la détection des nutriments et l’inhibition de gènes. Peut-être avaient-ils déjà une fonction de ce genre dans la soupe primordiale avant d’être recrutés pour le protoribosome.

L’hypothèse du protoribosome suppose que l’une de ces premières poches d’ARN ait pu relier des acides aminés entre eux avant d’évoluer pour devenir le ribosome. Pour beaucoup, cette idée est juste, mais n’est pas acquise. « C’est plausible », admet Anton Petrov, de l’institut de technologie de Georgie, à Atlanta, mais les premières machines à ARN avaient peut-être des fonctions sans rapport avec la synthèse des protéines avant d’endosser ce rôle lors de l’émergence du protoribosome. « C’était une proposition très audacieuse », déclare quant à lui John Sutherland, du Laboratoire de biologie moléculaire de Cambridge, au Royaume-Uni.

Les théories audacieuses réclament des preuves extraordinaires, et c’est ce que le laboratoire d’Ada Yonath s’est efforcé d’obtenir sous la houlette de Chen Davidovich. La première étape consistait à produire les molécules nécessaires à la construction de ce protoribosome théorique. Le biologiste a alors étudié les séquences d’ARN de plusieurs ribosomes modernes et éliminé tout ce qui semblait étranger au protoribosome, laissant juste assez d’ARN pour créer cette poche semi-symétrique. Certains de ces ARN ont pu s’apparier pour former quelque chose de similaire au noyau du CPT qu’Ilana Agmon avait imaginé.

Une mini-protéine

La deuxième étape consistait à montrer que ces protoribosomes putatifs étaient en mesure d’accrocher ensemble deux acides aminés. Ce fut un travail de longue haleine qui a résisté à plusieurs assauts, à commencer par ceux de Chen Davidovich, qui a renoncé et s’est tourné vers d’autres projets. Miri Krupkin, qui lui a succédé, n’a pas eu plus de chances. Enfin, Tanaya Bose, qui a rejoint le laboratoire en 2016, a mené le projet à son terme. Chimiste de formation, elle a utilisé d’autres méthodes de détection, notamment la spectrométrie de masse, pour enfin mettre en évidence le dipeptide attendu !

« La quantité de produit était minuscule », se souvient-elle. Elle soupçonne Chen Davidovich et Miri Krupkin de l’avoir bien fabriqué, mais pas en quantité suffisante pour le détecter. Quoi qu’il en soit, même infime, cette quantité relève « un peu de l’exploit », concède John Sutherland.

Également inspiré par la poche centrale semi-symétrique, Koji Tamura, au Japon, était lui aussi sur la piste de la machine à liaison peptidique minimale. Avec Mai Kawabata et Kentaro Kawashima, ils ont fabriqué leur propre structure semblable au protoribosome d’Ada Yonath avec deux ARN de 74 nucléotides. Cependant, plutôt que des ARNt, ils ont utilisé des éléments deux fois plus petits, des « mini-hélices » nucléotidiques. Là encore, du dipeptide attendu a été détecté par spectrométrie de masse.

ribosome

Selon Paul Schimmel, qui a travaillé avec Koji Tamura, celui-ci « est allé un pas plus loin [que l’équipe d’Ada Yonath] en construisant ce que de nombreux évolutionnistes considèrent comme des ARNt primordiaux ». Certains soupçonnent même ces mini-hélices d’avoir développé la capacité de s’autorépliquer, une autre étape clé de l’apparition de la vie.

Avec ou sans ARN ?

Cependant, si Koji Tamura reste prudent en précisant qu’« il reste encore beaucoup de chemin à parcourir avant de vraiment comprendre l’évolution du CPT et du ribosome », Anat Bashan est plus confiante : « Nous pensons que c’est ainsi que les premières protéines sont apparues. »

N’y avait-il pas d’autres façons d’associer des acides aminés en polypeptides sur la Terre primitive ? Peut-être. Par exemple, des scientifiques ont proposé que les acides aminés et les acides dits « α-hydroxylés » (les acides lactique, tartrique, citrique…) aient pu se lier en polypeptides à la faveur de l’alternance de conditions fraîches et humides, puis chaudes et sèches sur la Terre primitive, sans qu’aucun ARN ne soit nécessaire. En 2022, une autre équipe a montré de son côté que des nucléotides d’ARN non canoniques, c’est-à-dire différant des classiques A, C, G et U par une légère modification, et trouvés dans les ARNt et les ARN des ribosomes sont capables d’assembler des peptides. Un tel mécanisme a pu être à l’œuvre dans le monde à ARN. Le problème est, note John Sutherland, « que cela ne ressemble en rien à la façon dont la nature fabrique aujourd’hui des peptides à partir de l’ARN. » Comment passer de l’un à l’autre ?

À l’inverse, les travaux sur le protoribosome ont ceci de particulier qu’ils permettent d’imaginer comment ce noyau primitif, au fil des millénaires, a pu accumuler des morceaux supplémentaires d’ARN et de protéines pour créer le ribosome moderne.

évolution ribosome

Anton Petrov et ses collègues ont proposé une telle chronologie en travaillant à rebours à partir du ribosome actuel. Ils ont analysé la structure 3D des ribosomes de nombreuses espèces afin de repérer les diverses branches d’ARN qui ont été ajoutées progressivement. En remontant ainsi le temps, un peu comme l’avait fait Chen Davidovich pour obtenir la structure de la poche d’ARN, les premières structures qu’ils ont mises en évidence correspondent à celles du protoribosome d’Ada Yonath.

La prochaine étape évidente de l’ensemble de ces travaux sera de produire un ensemble diversifié de peptides plus longs que deux acides aminés. Même s’il reste des détails expérimentaux à éclaircir, Yuhong Wang, de l’université de Houston, au Texas, et son collègue y seraient parvenus avec une version plus grande du CPT et auraient obtenu une chaîne de neuf lysines (un acide aminé).

Détournement de protoribosome

Toujours est-il que ces ribosomes dépouillés ne sont pas seulement étudiés pour comprendre l’origine de la vie. Certains souhaitent y recourir pour fabriquer de nouveaux types de biomolécules utiles en médecine ou dans l’industrie, et qui ne se limiteraient pas aux 20 acides aminés habituels ou même à des acides aminés tout court. Ce type de synthèse de macromolécules serait moins coûteux et plus respectueux de l’environnement que d’autres méthodes, veut croire Yuhong Wang.

En attendant, les études sur l’origine de la vie n’ont pas fini de faire parler d’elles. En effet, il reste à comprendre comment les ARN ont acquis la capacité de s’autorépliquer et comment un ribosome primitif a réussi à créer des peptides spécifiques codés par des ARN messagers primitifs. John Sutherland ajoute une autre question centrale : quelle fonction avaient les premiers peptides produits par le protoribosome pour que celui-ci ait présenté un avantage évolutif sans lequel il aurait disparu rapidement ? Il formule quelques hypothèses : peut-être ces peptides ont-ils séquestré des ions métalliques qui, autrement, auraient détruit les ARN. Ou bien encore ont-ils pu contribuer à la formation des premiers compartiments biomoléculaires pour concentrer l’ARN et les peptides ensemble. « Quelle que soit la réponse, conclut le chercheur, lorsque des molécules offrent une prise à l’évolution, le reste appartient à l’histoire. »

L’ARN par qui tout a commencé

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L'essentiel

Le ribosome, qui dans nos cellules fabrique les protéines, aurait été dans la soupe prébiotique beaucoup plus rudimentaire qu’il ne l’est aujourd’hui : une simple poche d’ARN.

Cette hypothèse s’est récemment vu confirmer par de nombreuses expérimentations qui ont réussi à recréer un « protoribosome ».

Soumis à la sélection naturelle, celui-ci se serait ensuite complexifié par l’ajout de plusieurs bouts d’ARN et de protéines pour devenir l’édifice que l’on connaît.

Le protoribosome, qu’il ait existé ou non, aidera peut-être un jour à fabriquer des molécules inédites.

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Amber Dance

Amber Dance est journaliste scientifique et docteure en biologie, basée en Californie.

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Références

Y. Oba et al., Uracil in the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu, Nature Communications, 2023.

H. Naraoka et al., Soluble organic molecules in samples of the carbonaceous asteroid (162173) Ryugu, Science, 2023.

E. Parker et al., Extraterrestrial amino acids and amines identified in asteroid Ryugu samples returned by the Hayabusa2 mission, Geochimica et Cosmochimica Acta, 2023.

M. Kawabata et al., Peptide bond formation between aminoacyl-minihelices by a scaffold derived from the peptidyl transferase center, Life, 2022.

T. Bose et al., Origin of life : protoribosome forms peptide bonds and links RNA and protein dominated worlds, Nucleic Acids Research, 2022.

C. Jerome et al., Catalytic synthesis of polyribonucleic acid on prebiotic rock glasses, Astrobiology, 2022.

F. Müller et al., A prebiotically plausible scenario of an RNA-peptide world, Nature, 2022.

D. Xu et Y. Wang, Protein-free ribosomal RNA scaffolds can assemble poly-lysine oligos from charged tRNA fragments, Biochem. Biophys. Res. Commun., 2021.

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